Sinistre
Scrogn | 29 janvier 2012Dans le confort de sa voiture, Sylvie poussa un juron bien senti. Puis un autre. Et encore un autre. C’est qu’elle adorait dire des gros mots à l’insu de tous. Ainsi, en secret, elle faisait voler en éclats l’image de la madame parfaite qu’elle pensait véhiculer parmi ses « dossiers ».
De manière unanime, on la percevait comme une personne trop stricte, avec un dos aussi raide que les directives administratives dont elle se faisait la championne, avec des plis au bas des lèvres aussi amers que les documents officiels qu’elle chérissait tant, avec un creux entre ses yeux aussi sévère et sans appel que le règlement qu’elle se faisait une joie de faire appliquer. Glaciale, elle l’était. Bien plus que la température qui régnait à l’extérieur de son véhicule.
Dehors, des flocons frileux tombaient comme avec regret sur l’automobile de cette furieuse travailleuse du social. Il faut dire que Sylvie avait eu une entrée offerte par son administration pour un concert de jazz, lequel démarrait dans moins de deux heure. Non pas qu’elle était une férue de cette musique, mais elle était tout juste assez mélomane et suffisamment pingre pour apprécier la gratuité d’un billet. Il y avait de quoi être énervée. Très.
D’autant que la vieille folle qui la faisait se déplacer aussi tard avait été, non pas une source, mais un véritable torrent de problèmes.
Madame Suzanne était un pilier, certes un peu croulant mais indéniablement présent du quartier. Depuis ses dix-huit-ans, dès qu’elle eut épousé ce coureur de jupons invétéré qu’était Georges, elle semblait être devenue le symbole même de la sainte femme. Monstrueusement patiente, incroyablement attentive, odieusement douce, elle avait accueilli avec une gentillesse abyssale non seulement toutes les sortes d’estropiés de l’âme des alentours, mais aussi les infidélités de son mari. Mais, visiblement, sa bonté n’avait pas suffi à retenir le pantalon de Monsieur, lequel avait définitivement rompu avec ses devoirs d’homme marié, quelque part entre le jeune printemps et le babillant été de 1959.
À l’époque, les plus charitables des langues de la paroisse avaient avancé que la bonté radieuse de Madame Suzanne avait eu raison de la perfidie de Georges. On pensait que l’époux adultère s’était enrôlé dans l’armée américaine pour défendre l’Asie (au mieux) ou s’était envolé vers les mers porto-ricaines pour détendre son trop peu d’amour auprès d’autres femmes (au pire).
Madame Suzanne avait vieilli, s’était ratatinée, emprisonnant dans sa carcasse voûtée une douleur indicible. Pas seulement cette blessure mais aussi ce espoir déraisonnable : Georges reviendrait un jour ou l’autre. Aussi, la pauvre femme s’accrochait à sa maison, construite par son mari pièce par pièce. Il ne fallait rien changer sinon Georges ,à son retour, serait furieux.
Lorsque Sylvie s’extirpa enfin de son véhicule, elle avait des mots lourds de menace qui fourmillaient dans les gencives. Elle qui jugeait depuis longtemps déjà que la place de la vieille folle était dans un centre pour séniles. Mais évidemment, les voisins qui avaient grandi sous les ailes de madame Suzanne avaient rué dans les brancards. Ils avaient juré faire bloc pour défendre leur forteresse de tendresse gratuite. Et le juge susceptible de l’interner avait marché.
Ainsi, les habitants du quartier de diverses générations s’étaient relayés pour fournir repas, ménage, repassage, soins et présence. Les plus âgés se bousculaient pour parler du « bon vieux temps », les adultes pour encore confier leurs petits secrets et les plus jeunes pour se sentir voler sur les ailes de ses histoires. Tout le monde y trouvait son compte. Tout le monde, sauf Sylvie. La bafouée. Celle-là même qui refusera, avec entêtement pour elle, dans son avenir sans amis, sans famille, un placement dans un centre mais qui l’imposait sans aucun état d’âme pour ses dossiers. Sylvie avait le tampon « classé » comme ultime ambition.
La championne de l’administration, paperasse sous le bras, frappa lentement à la porte avec la même solennité qu’un magistrat rappelant la foule à l’ordre. En tant que représentante de l’Ordre, on ne se s’abaisse pas à effleurer la sonnette comme le commun des mortels. Non. On se manifeste comme la Justice.
Une petite souris grise ouvrit timidement. Sylvie la connaissait de vue, celle-là . Effacée comme de la craie sur un tableau noir mal essuyé, cette poussière avait pourtant la ténacité de son espèce. Jamais très loin, toujours en suspens, Chantal virevoltait entre sa marmaille, son mari, ses parents et sa voisine avec une discrétion affirmée.
« Oui ? Ah ! Madame Sylvie ! Nous vous attendions. C’est que nous ne connaissons pas les termes de l’assurance. Madame Suzanne refuse que nous touchions au plafond. D’ailleurs, mon homme nous a clairement recommandé de ne toucher à rien avant votre arrivée. »
Sylvie sourit.
» Avant votre arrivée et surtout celle de l’entreprise dûment mandatée par l’assurance de Madame Suzanne, qu’il a rajouté. »
Sylvie renifla avec un air méprisant.
» Rassurez-vous, Chantal. Les ouvriers arriveront sous peu. Je les ai appelés dès que vous m’avez avertie. Bon, alors, qu’est-ce qui se passe, au juste ? »
La petite souris grise fondit en larmes. Sylvie soupira, exaspérée.
» Je faisais le ménage à l’étage. Je sais que Madame Suzanne n’y vit plus, vu son état, mais elle a toujours tenu que la maison soit propre au cas où Georges reviendrait. Vous comprenez ? »
La soldate de la rectitude opina du chef. La vieille folle avait au moins eu la présence d’esprit de sauvegarder son petit patrimoine. Minuscule patrimoine. Ridicule patrimoine.
Georges avait acheté un terrain tout juste assez grand pour y caser une maison de poupée et un jardin potager pour lutin, peu de temps avant ses fiançailles officielles. Avec l’aide (et l’argent de son futur beau-père, avait-on susurré), il avait construit une fort jolie cabane. Salon, cuisine, salle à manger et micro salle de bain au rez-de-chaussée, deux chambres et toilettes sous les toits.
Après toutes ces années et espoirs déçus, Madame Suzanne s’était résignée à n’habiter que le niveau inférieur de sa demeure. Mais, dans un doux entêtement, elle avait exigé que le son logis soit d’une propreté irréprochable. Au cas où, Georges…
Chantal raconta, entre deux hoquets pitoyables, qu’elle venait de tirer la chasse d’eau d’en haut lorsqu’elle avait entendu un bruit douteux, en bas. Un ploc-ploc désagréable, sur le plancher de ce qui fût la salle à manger à l’époque, de ce qui était la chambre de Madame Suzanne aujourd’hui.
De la porte d’entrée où elle se trouvait, Sylvie voyait parfaitement la petite silhouette de la vieille folle se bercer dans sa chaise favorite, dans l’angle opposé de la fuite et l’entendait psalmodier son éternel refrain : « Georges ne sera pas content quand il reviendra, Georges ne sera pas content quand il reviendra… ».
L’heure avançait gaiement, le concert de jazz ne l’attendrait pas. Sylvie prit les choses en main de fer. Du coin de l’oeil, elle vit la camionnette des spécialistes se garer devant sa propre voiture.
» Tout va bien. Il ne s’est rien passé. Il ne se passe rien. Une entreprise arrive. Elle va réparer les dégâts. Et tout va rentrer dans l’ordre. »
La vieille folle gémit alors que les hommes entraient bruyamment avec leurs matériels et leurs propos rassurants.
» On ouvre le plafond, on assèche et une autre équipe viendra refaire le tout, plâtre et peinture compris. »
Sylvie grimaça son sourire professionnel de on-se-dépêche-je-n’ai-pas-que-ça-à -faire.
Rapidement, un escabeau fut mis en place. Dans la chaise, tapie dans son passé, Suzanne ronchonnait. Et quand l’ouvrier eut fini de crever le plafond imbibé d’eau, tout tomba : la vie de Chantal, la carrière de Sylvie, les mâchoires des ouvriers, le squelette coincé depuis plus de cinquante ans.
Madame Suzanne eut un sourire ravi :
« Enfin, Georges ! Tu es revenu ! »
Wahouh ! J’ai bien aimé une nouvelle fois ^^. Ça m’a fait penser un peu à ces histoires morbides où les épouses congèlent leur mari pour les garder près d’eux même après la mort.
D’ailleurs, un homme, ou une femme, avait fabriqué une table basse en verre spécial, avec le cadavre de son conjoint reposant dans la table. Particulièrement… effrayant.
Pour en revenir à ton texte, j’apprécie comment tu écris, tes descriptions, tes images etc… tu l’as écrit récemment ou dans ton enfance (ouuuh que cela doit remonter *fuis*) ce texte-ci?
Bisous du petitou 🙂
Merci pour tous ces compliments !
Ce texte ou, du moins le « tilt » est venu de mon vécu récent. En fait, il n’a fallu qu’
un marides affreux, bon, en gros d’un dégât d’eau dans notre maison centenaire. Et quand les spécialistes ont grimpé sur leur escabeau en se demandant à voix haute ce qu’ils allaient trouver dans le plafond…Comme quoi, je suis parfaitement incapable de vivre un évènement, somme toute bénin, sans m’empêcher d’imaginer le pire. 😀