L’engouffrante
Scrogn | 9 avril 2012Tanie n’a jamais pu dire qu’elle avait eu le coup de foudre pour « LA » maison. Après tout, elle avait poussé ses premiers vagissements à un peu moins d’un kilomètre de la bâtisse. Dès son plus jeune âge, Tanie avait été amenée à flirter avec les plates-bandes de « chez la vieille dame ». En landau, puis les doigts agrafés aux mains de ses parents, ensuite un sac arrimé au dos, après un bonbon déformant sa joue, Tanie avait toujours vu la maison. Et l’avait toujours voulue. C’était ancré en elle comme un cancer.
Avec le temps, Tanie avait compris que c’était la demeure qui choisissait sa locataire et non l’inverse. Cette évidence l’avait frappée lors de son premier passage sous le porche. Petite fille aux tresses chatouillant ses épaules, uniforme morne sur le dos, biscuits sans goût sous le bras, Tanie avait senti ses genoux flancher devant la porte d’entrée. La maison l’appelait :
» Je te veux pour moi. Mais quand ça sera ton tour. »
La vieille femme qui lui avait ouvert semblait épuisée, nimbée dans une aura de douceur résignée.
» Bonjour Madame ! Je vends des biscuits pour aider les bonnes oeuvres de mon organisation. »
» Oh ! C’est toi. Tu t’appelles bien Tanie ? Il faudrait que tu reviennes plus souvent me rendre visite. Tu habites bien en bas de la rue, non ? »
À ces mots, Tanie, du haut de ses huit ans, avait eu une bouffée de haine violente. Dans un éclair, elle s’était vue agripper la frêle propriétaire par le cou et lui fracasser le crâne contre le l’huis. Mais l’heure n’était pas encore venue et la méthode n’était pas la bonne. Elle s’en était voulue. La maison le savait. La propriétaire aussi. La nature devait, elle aussi, faire sa part de travail.
Par la suite, Tanie avait multiplié ses visites, avec de petites douceurs qu’elle avait elle-même confectionnées. Pour se faire pardonner.
La maman de la fillette avait encouragé cet élan de charité inattendu. Elle répétait à l’envie qu’il fallait venir en aide à cette vieille femme si fragile, si isolée, si délicieuse. Et Tanie l’avait bien compris. En pétrissant ses petits biscuits lesquels avaient, sans aucune difficulté, plus de saveur que ceux qu’elle vendait sous son costume, elle repensait à la demeure et son occupante.
D’après ce qu’elle avait entendu, tapie au sommet des escaliers les soirs de veillées, la maison avait eu un clan à l’origine de son existence. Les premiers occupants, dont la vénérable propriétaire s’était chargé des plans, avaient vu les membres de la famille mourir les uns après les autres. Ainsi, la grand-mère avait assisté aux décès de son mari terrassé par une crise cardiaque, de sa petite-fille, emportée par une maladie infantile à l’âge de trois ans, de sa bru en couches avec son bébé et de son fils, broyé par une machine agricole déréglée . Restée seule avec ses chagrins, la première vieille dame de la demeure avait veillé à entretenir ce qui était devenu le Taj Mahal de ses douleurs. La bâtisse avait alors acquis ses lettres de noblesse à coups de larmes.
Lors du décès de la première propriétaire, la maison avait semblé être vouée qu’à des âmes écorchées et fripées par la vie. Ainsi, toutes furent âgées, arborant péniblement une solitude subie. Toutes moururent, malades de la vie à en vomir.
Tanie le savait. Tanie l’avait compris. Le prix de la maison se payait ainsi.
Aussi, au crépuscule de sa vie, quand elle vit la petite fille à sa porte, avec des biscuits mornes dans les mains, avec un sourire désarmant, elle sut que son tour était venu. Bientôt, la fillette reviendrait, encouragée par Tanie elle-même, avec des pâtisseries empoisonnées. Elle l’avait fait elle-même. Avant.
» Il faudrait que tu reviennes plus souvent. »
La porte d’entrée s’est refermée. Mais pas pour longtemps. La maison appelle. Elle a faim de souffrances.
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