Le voyage de noces (II)
Scrogn | 16 septembre 2012Arrivés au manoir sous la lumière d’éclairs agressifs, au son d’un tonnerre furieux et baptisés par des trombes d’eau hystériques, le couple gravit gravement les quelques marches du perron. Devant eux, deux femmes trempées et grelottantes s’écartèrent brusquement pour leurs laisser l’accès à l’huis. Ils frappèrent à la porte, toute en majesté grâce à un magnifique heurtoir de bronze.
» Inutile de foutre en l’air l’ambiance en utilisant la sonnette ! » fit Lyse.
» Sinon, on ne pourra pas participer à cette mise en scène grotesque. Et on ne va pas pouvoir rigoler » répliqua Luc.
Ils ne patientèrent guère avant qu’une domestique à l’air ahuri ne vienne leurs ouvrir.
Le hall était déjà occupé par un petit groupe de personnes plus insignifiantes les unes que les autres. Un homme pourtant témoignait d’une certaine prestance. Grand, filiforme et blasé, il posa un regard distrait sur la petite assemblée bruissante. Son attention s’attarda pensivement sur Lyse et Luc. Puis frappant dans ses mains de manière impérieuse, il fit taire les murmures de son public :
» Mesdames et messieurs, soyez les bienvenus dans ce manoir construit à la moitié du dix-neuvième siècle. Il fut remanié, agrandi et aménagé tout au long des années jusqu’à aujourd’hui pour votre confort, tout en conservant son âme. Ou « ses » âmes, devrai-je dire. »
Des rires gênés et sceptiques frémirent de part et d’autre.
» Monsieur Gluckman le fit construire pour sa femme et ses enfants avec toutes les commodités que pouvait offrir l’époque. Autant vous dire que sa petite tribu fût ravie d’emménager ici, durant l’automne 1861. Malheureusement, la joie s’éteignit quelques mois après, avec la mort accidentelle d’Adèle, quatre ans, chutant lors d’une partie de cache-cache, du haut de ce magnifique escalier du hall principal. Beaucoup de clients ont juré avoir senti une petite main glacée agripper leur cheville sur ces marches. »
D’un geste ample et quasiment royal, le maître de cérémonie amena son public à le suivre dans la salle de bal en prolongement du hall vers le nord, sous une verrière.
» Ici furent donné les plus belles soirées dansantes de la région, durant les années folles. Une nuit, le 17 mars 1923, un incendie éclata au beau milieu d’une réception somptueuse. Dans la panique, certains invités ont brisé des vitres, créant ainsi un appel d’air meurtrier. Au plus près du foyer de l’incendie, cinq personnes moururent sur le coup, atrocement brûlées, dans leurs plus beaux atours. D’autres décédèrent des suites de leurs blessures. Il semblerait qu’à l’époque, les vêtements destinés à un bal costumé, non contents d’être somptueux, avaient la fâcheuse habitude de prendre feu aussi facilement qu’une alumette. Depuis, nous avons de nombreux témoignages rapportant une soudaine odeur de fumée et surtout des hurlements terrorisés à cet endroit précis. »
Il invita l’assemblée à se concentrer vers un coin de la salle. Les ricanements furent rares. Deux femme ou trois durent même réprimer un désagréable frisson. Mais la visite continuait. L’expérience aussi. Lyse et Luc eurent un sourire arrogant.
» Si ces Mesdames et Messieurs veulent bien me suivre dans les cuisines où l’installation du gaz fût visiblement néfaste pour quatre personnes. Ici, le 5 novembre 1936, un commis de cuisine fit exploser cette pièce en allumant sa cigarette à proximité d’une poche de cette avancée technologique. Une petite employée avait mal ou pas fermé le bec d’alimentation. Cette jeune personne, responsable par sa négligence de trois morts, rongée de remords, s’est suicidée, moins d’un mois après. Ce qui pourrait expliquer les plaques éteintes brusquement et le sentiment d’être agrippé par le col puis tiré vers l’arrière. »
Luc et Lyse se passèrent une bulle de mépris du coin des cils. Au fur et à mesure de leurs échanges, la bulle devint une balle, un ballon, une montgolfière puis un véritable zeppelin de dédain. Et sous la pression, ils éclatèrent de rire.
Un ange (ou un esprit) passa. Le maître de cérémonie ne fit que leurs lancer un regard glacial. Les jeunes mariés, à peine honteux, consentirent à regret de se tenir à carreau. Du moins, jusqu’au prochain esclaffement.
» Nous allons maintenant monter au niveau des chambres. Assez intéressant, selon les témoignages de nos clients. Nous avons là ce que nous appelons, entre employés, « l’étage dense ». Les esprits (devrais-je dire les fantômes ?) vont et viennent à leur guise, laquelle qui semble assez envahissante. »
Le haut de l’escalier ouvrait largement ses bras de part et d’autre sur deux corridors. Ses mains étaient largement ornées de chambres chatoyantes, plus luxueuses les unes que les autres. Chacune était sertie d’une salle de bain privée, d’un petit coin bureau et de nombreux placards pouvant recevoir plus de vêtements qu’une princesse en déplacement officiel.
» Dans cette pièce, baptisée » La Jaune » par notre personnel, nous avons vu la silhouette d’un homme qui semble être angoissé par la qualité de ses services. Ainsi, ne vous étonnez pas si vous entendez, que ce soit ici ou dans le couloir, un murmure qui vous demande si tout va bien. »
Le guide désigna une autre chambre.
» Celle-ci était, à l’origine, la nursery des enfants Gluckman. Elle fût peinte en bleu pâle, d’où son nom. On y entend des rires ou des pleurs d’enfants. Il faut dire que la gouvernante des années 1950 avait une personnalité versatile, voire psychotique. Elle cajolait les petits puis, l’instant d’après, les martyrisait avec des épingles à chapeau. Elle fut renvoyée, arrêtée et internée, la bave aux lèvres en maudissant ses anciens employeurs. »
Ce récit ne fit ni chaud ni froid à Lyse et Luc. Le sort des animaux leurs était bien plus cher.
» Nous réservons cette magnifique petite suite pour les nuits de noces, dit le majordome en ignorant superbement les nouveaux mariés. Nous ne pouvons pas vous assurer qu’elle vous portera chance. Un couple s’est tué accidentellement en arrivant au manoir. Il y a aussi une toute fraîchement mariée qui s’y est pendue quand son époux lui a avoué qu’il avait une maîtresse dont il était éperdument amoureux. Des objets volent et vous pourriez entendre des propos vindicatifs. »
Dans un glissement de ballet, le public s’intéressa à l’autre aile du bâtiment.
» Dans cette chambre aux tons lilas, la fille du bâtisseur mourut alors qu’elle donnait naissance à son cinquième enfant. Ne vous étonnez donc pas si vous êtes réveillés par des hurlements de douleur. »
Lyse et Luc furent ainsi convaincus qu’ils n’auraient jamais de descendance.
« Nous avons transformé cet ancien bureau pour mieux recevoir nos hôtes. Sachez toutefois que le fils aîné de Monsieur Gluckman s’y est tiré une balle dans la tête lors du krach de 1929. Les odeurs de poudre et les gémissements de désespoir sont ainsi expliqués. »
Le guide rajusta sa veste avant d’annoncer que la visite était finie. Il invita les clients à regagner leur chambre respective et leurs souhaita une bonne nuit sans tracas.
Lyse et Luc furent très déçus de n’avoir eu aucune expérience paranormale durant leur sommeil. Dans l’auberge découverte lors de leur arrivée, ils en devisèrent amèrement en attendant qu’on daigne enfin prendre leur commande.
» J’espère qu’ils ont changé le personnel et surtout le cuisinier » fit Lyse.
» J’espère qu’ils ont la même cave à vin » souhaita Luc.
Autour d’eux, les conversations allaient de bon train :
» Tu as entendu les rumeurs ? Le manoir est hanté plus que jamais ! La cuisinière en a parlé au voisin du cousin de mon beau-frère. »
Les nouveaux mariés haussèrent les sourcils avec mépris. Ces dégénérés étaient, décidément, indécrottables. Mais Lyse et Luc ne purent s’empêcher de prêter l’oreille.
» Ce coup-ci, nous avons du frais au manoir. Un jeune couple qui venait passer leur lune de miel dans le coin. Tu te souviens de l’énorme orage ? C’était cette nuit-là . Ils se sont tué en voiture, tout juste à l’entrée du manoir. Leur voiture a foncée tout droit dans le muret du parc. Selon le médecin légiste, ils avaient un taux très élevé d’alcoolémie. Ça et les conditions météorologiques, tout était réuni. On raconte même qu’ils sont venus ici, juste avant la tragédie. Tu te rends compte ? »
Interdits, Luc et lyse se dévisagèrent.
» Tu penses qu’ils parlent de nous ? »
» Je pense, je crois, je suis sûre que oui. Nous faisons quoi maintenant ? »
Et ils continuèrent de faire ce qu’ils faisaient de mieux : emmerder tout le monde.
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