Rigor Mortis
Scrogn | 21 octobre 2012Il était une fois un jeune homme d’une sottise affligeante. À tel point que son prénom, pourtant fort acceptable, passa de René à Reniais.
Sa mère mourut en couches. Comme ça. Bêtement. Beaucoup de gens ont dit que la malheureuse avait pressenti la piètre destinée de son rejeton.
Son père survécut à ce drame. Comme ça. Bêtement. Beaucoup de gens ont dit que le malheureux n’avait aucune idée de ce que son fils allait lui faire subir.
Ainsi « Reniais » grandit en force mais nullement en sagesse dans une charmante petite bourgade. Tout le monde se connaissait dans cette miette de pays. Et tout naturellement, ils érigèrent cet imbécile en un monument : l’idiot du village. Dans un élan d’une formidable inconscience collective, on se chargea de lui trouver un travail.
À l’âge de douze ans, Reniais fut responsable de surveiller des oeufs à éclore. Rien de compliqué. Mais Reniais voulut les couver lui-même, trouvant les poules allant gratter ça et là , parfaitement irresponsables. Des centaines d’hypothétiques poussins et de futures omelettes moururent sous le derrière fracassant et non moins chaud de leur gardien.
Le curé, à son tour, se sacrifia sur l’autel de la charité en payant un enfant de choeur, pour la première fois de l’histoire. Le jeune homme fut si investi de sa nouvelle vocation qu’en encensant l’assemblée avec trop de piété , il brûla gravement les deux premiers rangs de fidèles. Dieu merci, il s’agissait d’une messe quotidienne du matin. On ne déplora que quelques vieilles bigotes expérimentant les feux du purgatoire (ou les flammes de l’enfer) avec un peu d’avance.
Toute marrie, la communauté lui chercha un autre travail. Un agriculteur du coin l’accueillit pour l’aider à labourer son champ. En moins de deux jours, Reniais avait massacré toutes les jeunes pousses prometteuses. C’est qu’elles ressemblaient, à s’y m’éprendre, à des mauvaises herbes. Lesquelles furent miraculeusement et tendrement épargnées par Reniais.
Confiant en son sens aigu de la psychologie et de la gestion du personnel, l’épicier se proposa de former cet être rétif à tout bon sens primaire. Le brave homme entreprit de lui apprendre les ficelles du métier avec cette devise sacrée : » Vendre à tout prix et créer des besoins ». Son protégé semblait avoir si bien assimilé ce principe qu’il se concentra sur la gestion de ses marchandises, dans l’arrière boutique. Bien sûr, Reniais finit par modeler sa propre logique. Encore une fois. Ainsi, il vendit des besoins et créa des prix des plus extravagants. Ce ne fut que lors de l’étude de sa désastreuse comptabilité que le commerçant comprit enfin les airs goguenards de certains clients, pourtant mauvais payeurs, et les mines effarées des autres (ainsi que leur brusque défection). De rage et de honte, au bord de la faillite, il renonça à son calamiteux commis.
Le conseil municipal se réunit en catastrophe et en vrac.
» Trouvons-lui une occupation, au moins ! » tonna le maire.
» Mais, surtout, surtout ! gardons un oeil sur lui. » fit l’épicier, premier conseiller.
» Évitons de le mettre en contact avec quoi que ce soit de végétal. » décréta un des agriculteur, deuxième conseiller.
» Ou même d’animal… » soupira un autre agriculteur, sixième conseiller municipal.
» Envoyons-le loin d’ici ! » gémit son père, effondré depuis longtemps.
» Au moins, pour l’amour de Dieu, gardons-le loin des êtres vivants ! » supplia le curé, venu en invité, les bras encore enrubannés de bandages.
Ces dernières paroles canalisèrent les regards de l’assemblée vers le croque-mort, lequel semblait désespérément chercher de l’oeil une porte de sortie honorable vers le plafond. Devant tant de pression, il capitula. Littéralement. Une des pattes de sa chaise se rompit et le pauvre homme sembla, une main vaguement levée pour se rattraper, se porter volontaire.
Tous applaudirent. Même le prêtre qui, dans l’enthousiasme hystérique, parvint à faire voler des flocons de pansement en oubliant sa douleur.
Ce fut ainsi que Reniais devint l’aide de l’embaumeur. Ce dernier s’empressa de lui enseigner les bases du balayage. Mais comme la mémoire humaine est défaillante au bout de quelques minutes, le croque-mort lui apprit la façon de nettoyer les instruments. Puis il ne put s’empêcher de lui apprendre les rudiments de son métier.
La première cliente de Reniais fut justement une de ses victimes de l’église. Devant le cadavre flétri par les années, ravagé par les intempéries de la vie, brûlé grâce aux bons soins de l’idiot du village, le professionnel esquissa un sourire gourmand:
« LÃ , nous avons beaucoup de travail. Reniais, viens m’aider ».
Ce fut la première oeuvre du simple d’esprit. Et, entre nous, il s’agissait d’avantage d’un chef-d’oeuvre. Des parents lointains ou non, venus tout spécialement pour l’évènement (et surtout pour le testament), les voisines venues pour commérer commémorer et l’unique amie pour faire bonne figure (terrorisée à l’idée que le notaire ne lui réclame les nombreux articles « empruntés » à la défunte), eurent le même cri admiratif :
» Elle semble rajeunie de vingt ans ! »
Ce qui n’était pas peu dire, puisque la défunte flirtait dangereusement avec le centenaire. Mais elle ne demeura pas moins morte pour autant.
Par la suite, le croque-mort acquit une notoriété sans précédent. Des foules de macchabées se pressèrent au seuil branlant de son commerce, telles l’armée des ombres, poussées par des familles soucieuses de leur image au travers d’un corps sans vie. Ces pompes funèbres devinrent si populaires que ses talents tentaculaires s’étendirent à plusieurs lieues à la ronde. Et les demandes les plus folles atterrirent sur les tables glacées du commerce. Le patron de Reniais, ravi d’avoir un tel prodige entre ses murs, laissa le talent du formidable apprenti prendre les rênes de son royaume plutonique.
Un mari broyé par son engin agricole ? Aucun problème. Il semblera encore plus en santé que lors de son vivant. Une épouse morte en couches ? Elle semblera plus épanouie qu’en vrai. Un grand-père gâteux ? Il semblera être un sage endormi dans sa connaissance.
Reniais faisait des miracles.
Quand le maire du village mourut, le village voulut lui ériger une statue. Et pour que le monument soit à la hauteur du défunt, on demanda à l’embaumeur si talentueux de réaliser un moulage de l’auguste tête au plus vite, le cadavre à peine refroidi. Les artistes de la sculpture pourraient ainsi faire un hommage en tout point exact au visage vénéré du premier magistrat de la ville. Après tout, il était monnaie courante à l’époque de mouler le faciès de meurtriers, pour les besoins de la science.
Alors, un maire, pensez donc !
Reniais se rendit immédiatement au domicile du défunt, à peine le dernier souffle rendu, pour réaliser l’ultime empreinte de cet homme.
L’employeur s’inquiéta en constatant le retard de son petit génie, dix heures heures après. L’idiot du village arriva enfin dans la boutique, essoufflé mais fier de lui :
« Pardon pour le retard. Je lui ai fait un moulage de plâtre. Le problème, c’est que le client s’est débattu longtemps. »