Un poids sur le coeur
Scrogn | 13 janvier 2013Les dernières choses qu’elle entendit juste avant furent un soupir plaintif et un vacarme épouvantable. Laissant tout tomber, Sophie se précipita dans la cuisine d’où provenaient ces bruits inquiétants. Elle trouva sa maman, le visage congestionné, échouée comme une énorme baleine, au beau milieu de la cuisine. Telle une adorable Méduse boursouflée, sa douce mère semblait pétrifiée, la tête couronnée de casseroles et emmêlée par de longues mèches de cheveux qui avaient jugé bon de s’échapper de son chignon.
Sophie se saisit du téléphone et appela les secours. Au bout du fil, un homme lui répondit :
» Services des urgences, que puis-je pour vous ? »
Elle voulut rester calme. Elle tenta vraiment. Mais la terreur l’étrangla. Elle resta sans voix.
» Allô ? Services des urgences, que puis-je pour vous ? »
Elle éclata alors en sanglots convulsifs.
» Ma mère…. Ma maman…. Ma ma… Elle est par terre … Elle est.. Elle… ne respire pas. ELLE NE RESPIRE PLUS ! Je… Il faut… AU SECOURS ! »
» Nous arrivons. Restez en ligne, s’il-vous-plaît. »
Mais elle eut peur que sa maman puisse prendre froid. Sophie lâcha le téléphone, grimpa quatre à quatre l’escalier qui menait aux chambres pour dénicher une couverture bien chaude. Celle si moelleuse quand elle se sentait mal. Celle dont sa mère avait cousue patiemment la housse, avec des bouts de chemises de papa, de ses pantalons troués aux genoux, de vieux rideaux en lambeaux, des robes gigantesques ou jupes titanesques de maman ayant rendu les armes. Un arc-en-ciel d’histoire familiale enveloppant des plumes de volatiles, vaporeuses et légères.
Dans le placard, qui sentait si bon les changements de saison, Sophie dégota le suaire confortable. Seulement, en descendant les marches en catastrophe, ses pieds jugèrent bon de s’enrouler entre eux et avec le morceau de tissu qu’elle remorquait.
« On ne court JAMAIS dans les escaliers. JAMAIS ! » tonnait immanquablement sa mère.
Sophie comprit enfin la sagesse de l’ordre maternel quand elle se vit au ralenti, débouler cul par-dessus tête la totalité de l’escalier pour d’atterrir dans le mur. À ce moment précis, elle sut qu’elle ne pouvait plus rien pour sa maman. Et qu’elle ne connaîtrait plus jamais le réconfort de ses énormes bras douillets, l’apaisement de ses flancs gigantesques, le paradis cotonneux de sa généreuse poitrine parfumée par les bons petits plats, de ses cuisses si énormes faces aux angoisses de sa fille. Sa maman était un formidable rempart armé de toute part contre les dangers de la vie.
Juste avant de sombrer dans le coma, elle eut l’horrible sentiment que son propre père était responsable de la mort de sa mère.
Papa a tué Maman.
La dispute parentale de la veille l’avait marquée. Des plaintes étouffées, des protestations murmurées, des pleurs douloureux. Juchée au sommet de l’escalier et cachée par la pénombre de sa cachette, Sophie avait senti son petit coeur se fissurer. Ses parents allaient donc se séparer ? Elle se traîna dans sa chambre pour se coucher. Et dormir pour oublier.
À ce moment précis de sa souvenance, quand sa tête eut fini de frapper les marches, les ténèbres l’enveloppèrent enfin. Comme la couverture qu’elle destinait à sa mère noyée dans une pièce nourricière. Elle ne put rejoindre sa maman perdue au milieu des casseroles. Ou elle y réussit en perdant conscience.
Sophie n’avait que quatre ans. Bientôt cinq, selon le calendrier affiché juste au-dessus d’un corps échoué, dans la cuisine.
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La première chose qu’elle entendit à son réveil, furent des sanglots mal réprimés. Sophie ouvrit les yeux et devina la tête de son père, posée sur des draps rêches d’un lit qu’elle ne connaissait pas, dans une chambre inconnue pleine d’odeurs étranges, chimiques et désagréables. Mi-consciente, Sophie saisit des bribes de conversation inquiétantes :
» Dans l’état actuel… ne rien dire… trop gros choc… Mal… Sa mère… Douloureux… Pas savoir… ».
Mais Sophie savait. Elle décida donc de replonger dans ce sommeil si facile. Pour arrêter d’avoir si mal.
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Quand enfin Sophie sortit complètement de son coma, elle avait cinq ans bien passés. Ses capacités acquises depuis l’enfance avaient décidés de se mettre en veille. En attendant de meilleurs jours vraisemblablement.
Dans le centre de rééducation, le personnel responsable de son bien-être fut consolant avec presque autant de douceur que sa maman chérie. La petite fille ne voulut jamais parler de ce fameux jour où sa vie bascula. À tel point qu’elle restait cloîtrée dans un silence inquiétant lors des visites de son père. Bien vite, il comprit (ou il suivit les conseils de l’équipe médicale) qu’il ne devait pas aborder le fameux sujet, celui-là même qui pourtant les unissait. Leurs rencontres se résumaient en un monologue paternel marmonné d’un côté, d’une mine absente et détachée de l’autre.
Sophie ne voulait pas parler à celui qui avait tué sa maman, l’empoisonneur, le meurtrier de sa mère. Mais elle savait bien qu’au bout de toutes ces semaines à l’hôpital, elle devrait un jour ou l’autre rentrer à la maison et affronter toute seule le monstre.
Ce fameux moment arriva trop tôt. Blottie au fond de la voiture familiale, Sophie n’avait qu’une envie : être aspirée dans le creux sidéral de la banquette arrière. Celui qui avalait les miettes de biscuits que sa maman lui cuisinait, celui qui mangeait les petites pièces échappées de ses poches, celui qui volait les jolis cailloux ramassés lors des promenades, celui qui cachait des papiers de bonbons coupables, celui qui conservait des fragments de dessins maladroits et de mots doux. Un coffre-fort de bonheur.
L’arrivée à la demeure ne lui fît rien. Jusqu’à ce qu’elle entrevit la cuisine et l’escalier. Ces endroits lui rappelaient cruellement sa faiblesse. Elle n’avait pas pu sauver sa mère. Sans un mot, la petite fille courut s’enterrer dans sa chambre.
Les jours passèrent, tapissés d’une ambiance de mal à l’aise et de mines renfrognées. Puis les semaines s’enchaînèrent, plâtrées par une forme de routine inquiète, silencieuse. Quand l’atmosphère, rendue obèse par des mois de non-dits entre le père et sa fille, atteignit enfin un terrain neutre d’indifférence mutuelle, son père lui annonça une nouvelle sidérante :
» Demain, je compte sur toi pour me donner un coup de main. Nous allons devoir faire le ménage de la maison en grand. C’est que nous allons bientôt avoir une magnifique visite ! Celle de ta nouvelle maman ! »
Elle en resta interdite. Comment pouvait-il se réjouir d’un évènement si contre-nature ? Il ne lui suffisait pas d’avoir tué sa douce mère ? Devait-il lui imposer en plus une inconnue ?
À cette annonce, Sophie la détesta immédiatement, cette intruse odieuse, avec toutes ses forces accumulées dans un sac de douleurs qu’elle avait enfermé dans un coffre dont la clé avait été jetée au fond de son âme.
Et quand cette créature lui fut présentée, Sophie vissa son regard au plancher. C’est qu’elle avait déjà aperçu la « chose » sortant de la voiture familiale, du haut de sa chambre. La petite fille, à genoux sur son lit, avait jaugé cette femme. Son père avait logiquement opté pour une conjointe beaucoup, beaucoup moins grosse avec des cheveux courts et ternes. Fragile. Morne. Sans saveur. Sans odeur. Sans couleur.
Devant la nouvelle venue, Sophie agrippa ses yeux et son coeur avec sa douleur. Elle réussit à murmurer un timide » Bonsoir, Madame » avant de foncer dans sa chambre pour s’ensevelir sous ses draps. Mourir avec Maman.
Dans l’entrée, un nouveau couple discutait.
» Elle ne comprend pas », dit l’assassin.
» Je sais. Laisse-lui le temps de s’habituer. Je suis patiente. Elle va assimiler. Sophie est si jeune. Elle ne doit pas se souvenir de l’autre. L’autre est morte. Et je suis là . Maintenant. Pour longtemps. ». » répondit la remplaçante.
Sophie s’endormit dans les limbes de son passé.
Sans savoir qu’à ce même instant, celle qu’elle prenait pour une immonde intruse trop maigre était sa maman.
Avec cent kilos en moins.