Le douanier et la renarde
Scrogn | 23 mars 2014Aussitôt que la nouvelle fût annoncée au principal concerné, elle fit tache d’huile dans la région où il devait œuvrer. En effet, la nomination d’un parisien à la tête des douaniers du canton de Châteauneuf-d’Ille-et-Vilaine (Bretagne) en avait fait ricaner amèrement plus d’un.
Un triste sire de la capitale qui ne sait rien de notre bout de pays, disait l’un. Un de plus qui se croit supérieur à nous, soutenait l’autre. Un fonctionnaire qui ne connait pas notre vie misérable, affirmaient certains. Un problème supplémentaire, dirent de concert les habitants de la région.
Car il faut savoir qu’en ce dix-neuvième siècle, la vie ne faisait que peu de cadeaux à ces bretons. Et tous les moyens étaient bon pour alléger leur quotidien. Tous les moyens, y compris ceux illégaux. D’autant que la zone offrait une occasion en or. En effet, l’État lui avait octroyé un privilège exclusif pour la culture du tabac. Une chance chichement partagée avec très peu de provinces françaises.
Ainsi il n’était pas rare que les plants de nicotine puissent être visités par des « coureurs de lune », ces voleurs nocturnes prélevant des feuilles pour les faire voyager et vendre via l’estuaire. Des contrebandiers, en résumé.
Donc, quand Monsieur Durand reprit la direction des douanes, le canton frémit de rire et d’angoisse.
Il s’adjugea alors quatre acolytes, tous enfants du pays. Il les rabroua, humilia, s’accrochant au fait qu’il ne s’agissait que d’individus aux capacités limitées, comme la religion de la République lui avait appris. Durand, un homme austère, pétri de principes révolutionnaires, entreprit de faire régner les commandements de ses supérieurs dans une lande résolument accrochée à son patrimoine et son histoire.
La Loi Républicaine sous le bras comme un bréviaire, le douanier entreprit d’évangéliser la contrée avec un prosélytisme sinon efficace, du moins quasiment touchant. Mais la population, méfiante, lui opposait une résistance des plus coriaces. Les petits trafiques continuèrent d’aller bon train sous le nez et la barbe (qu’il avait superbe, du reste) de ce pauvre Durand, avec la bénédiction exaspérée des auxiliaires. Ainsi, les visites inopinées du fonctionnaire chez les citoyens ne l’étaient pas tant que cela. Les quatre esclaves de l’État profitaient de leur temps libre pour prévenir leurs compatriotes des futures investigations.
Toutefois, cette tactique eut une énorme faille. Ainsi, Jeanne fut surprise d’entendre des pas pesants devant sa porte. Durand et ses acolytes, ces derniers confits de honte, venaient perquisitionner. Or, elle était précisément en train de remettre son butin à un comparse afin qu’il puisse faire passer la marchandise au-delà des griffes de l’État. Arthur, le complice paniqua. Mais c’était sans compter le sang breton qui mijotait dans les veines de cette jeune femme.
Sitôt qu’elle perçût les bruits suspects (d’autant que les fonctionnaires du pays prenaient un soin machiavélique de marteler le sol de leurs lourdes bottes), Jeanne attrapa son coureur de lune pour le cacher dans le lit clos, lui intima l’ordre de cacher son butin sous la paillasse et ferma derrière elle, les deux panneaux de bois.
Deux énormes coups de semonce républicaine ébranlèrent l’huis breton.
» Au nom de la loi, ouvrez! »
» J’arrive, j’arrive ! »
Elle se précipita pour ouvrir la porte, le visage en feu et les jupons mis en désordre par l’urgence de la situation.
« Madame, mes respects. Nous venons perquisitionner cette demeure par les pouvoirs qui me sont conférés par la République. »
Durand, raide dans son uniforme, eut une légère hésitation en découvrant une jeune femme accorte et, doit-on l’avouer, absolument ravissante. Ébaubi devant tant de beauté, notre chevalier de l’ordre bredouilla pour la première fois de sa vie.
» Ma-madame, ordre nous-nous est donné de fou-fouiller cette demeure-re. »
Jeanne saisit l’émoi du douanier. Elle s’effaça en faisant germer un plan d’urgence dans sa jolie tête.
» Je vous en prie, messieurs. Veuillez entrer. Et regarder partout. «
Les douaniers pénétrèrent dans la demeure derrière leur chef, en faisant des gros yeux. L’un d’eux lui dit même en breton :
» Mais que fais-tu, malheureuse ? «
Furieux, Durand apostropha son subordonné :
» Que viens-tu de lui dire, pauvre abruti ? «
» Il m’a fortement enjointe de vous respecter, moi, une pauvre femme sans importance. Monsieur l’officier… »
La délicate âme de Durand, ses élans de preux chevalier et l’allure penaude mais si adorable de Jeanne lui confirent un cœur qu’il pensait pourtant desséché depuis longtemps.
À ce moment précis, l’émotion subjugua Arthur, blotti contre un battant du lit. À tel point qu’il éternua. Ce bruit formidable engendra un silence stupéfait. Tous arrêtèrent de respirer. Le chef des douaniers fut le premier à reprendre ses esprits et se dirigea tout de go vers le lit-clos. En ouvrant un des panneaux, il découvrit le jeune contrebandier, terrorisé.
» Bien, bien. Que vois-je ? «
La question de Durand grignota l’âme de l’assemblée jusqu’à ce que Jeanne pousse un soupir et s’affaisse avec la grâce d’un pétale. Tous ces messieurs, comme un seul homme, se précipitèrent vers la dame défaillante.
Stupeur refroidie, Arthur tenta de s’échapper subrepticement mais la main de fer de Durand lui cloua ses velléités de fuite comme des papillons sur une planche.
» On ne bouge pas d’ici ! Il me faut des explications. Et j’espère pour vous tous qu’elles seront concluantes. «
La petite bande se figea. La jeune femme fût la première à se mouvoir. Comme une chatte, elle ouvrit un œil, se lissa discrètement une mèche puis fondit en larmes en se tordant les mains.
» Monsieur l’officier, Monsieur l’officier ! Quelle honte pour moi ! Ne révélez rien à mon mari. Il est alcoolique et violent. Tout le monde vous le confirmera. Il me tuera s’il apprend que vous avez découvert ce pauvre Arthur sous notre toit ! Il est innocent et la faute n’incombe qu’à ma misérable personne. Je suis la seule responsable. Emmenez-le comme un bandit et moi comme sa complice. Son sort comme le mien n’en sera que meilleur, en dehors des griffes monstrueuses de cet époux imposé. Je vous en supplie, arrêtez-nous en tant que contrebandiers ! »
Le tableau, en cet instant précis, était digne d’un Goya. D’un côté, un Arthur trop ahuri pour protester tout de suite et les douaniers éberlués, de l’autre, Durand et Jeanne se dévisageant éperdument.
« Mais, je… Je n’ai jamais… »
L’un des douanier eu la présence d’esprit de broyer l’avant-bras du jeune homme en lui intimant un « la ferme » en breton.
Tous les regards se focalisèrent sur les lèvres minces et amères de Durand.
« Messieurs, vous connaissez ce personnage ? Cette pauvre créature a-t-elle réellement un tel bourreau comme mari ? «
« Nous le connaissons. C’est une brute avinée qui vogue dix mois par année, et durant le reste du temps, il frappe quiconque au café comme chez lui. «
Le majestueux barbu se lissa le poil en réfléchissant.
» Pour la sécurité de cette jeune femme, nous tairons cette malheureuse aventure. Toutefois, Madame, je vous enjoins fortement à respecter les devoirs maritaux qui vous sont imposés par le Code Civil. »
» Monsieur l’officier, les seules lois que j’accepte de suivre sont celles de mon coeur. Votre République n’a su me protéger ni d’une union forcée ni d’une existence misérable, répliqua Jeanne, les yeux flamboyants. Le soutien et la protection dont j’ai eu besoin, je les ai trouvés entre les bras d’Arthur. Lui seul a su se comporter comme un véritable homme ! Un véritable homme ! Vous n’avez aucun droit de m’interdire de survivre et d’aimer ! «
Durand et ses convictions vacillèrent dangereusement. Sans un mot, il fit signe à ses hommes de le suivre. En fermant la porte derrière lui, le chef des douaniers, sous la lumière de la pleine lune, affichait une figure décomposée.
» Délicieuse enfant, soupira-t-il. Que ne puis-je lui être utile et agréable ! «
Par la suite, le trafic orchestré par Jeanne et Arthur ne fut plus inquiété par des contrôles.
Puis, le mari mourût en mer.
Dix mois après, Jeanne accoucha d’un vigoureux petit garçon qui ressemblait étrangement à Durand. La barbe en moins.